mardi 1 octobre 2013

Que ta parole soit naturelle!


– « Alors là, vous feriez mieux de garder cette réflexion pour vous ! »
Je venais de demander poliment à un restaurateur français s’il ne trouvait pas que le prix de ses glaces industrielles était « un peu excessif ». 

Peu importe la qualité des glaces en question, la polémique qui s’ensuivit ou les arguments du restaurateur (en gros que tout le monde faisait la même chose alors pourquoi pas lui ?)  Arrêtons-nous plutôt sur cette réplique : « vous feriez mieux de garder cette réflexion pour vous ! » 

Nous savons depuis longtemps que toute vérité n’est pas bonne à dire ou qu’il vaut mieux parfois « fermer sa gueule ».  Il existe d’innombrables cas de figure mais l’idée principale est de ne pas heurter ou froisser son interlocuteur dans le premier cas ; de ne pas passer pour un imbécile ou un rustre dans le second.
 
Côté bien-être, on nous parle fréquemment de "communication non violente" et du respect dû à l’autre (Cf. un précédent édito), sans parler de l’improbable commandement « Que ta parole soit impeccable » des fameux accords toltèques.  Un « Excusez-moi Monsieur mais il me semble que vous êtes en train de très malhonnêtement subtiliser mon portefeuille » sera en effet bien plus courtois qu’un « Sale voleur! »…
 
Il m’a toujours semblé quelque peu sidérant de suggérer des règles précises de communication alors que de plus en plus de monde semble déjà avoir du mal à s’exprimer. L’idée de ne pas froisser l’autre est généreuse mais dans quelle mesure suis-je responsable de la susceptibilité de mon interlocuteur ou de ses possibles interprétations ?  L’idée de mieux faire passer mes idées est intelligente mais dans quelle mesure ne relève-t-elle pas alors de la manipulation, à l’instar de toutes ces techniques pour se rendre sympathique ?
Plutôt que de placer l’entière responsabilité sur celui qui parle, ne conviendrait-il pas plutôt d’enseigner aux enfants et grands adultes infantiles à prendre du recul par rapport aux mots, à accepter ce qui ne fait pas plaisir, à mieux gérer leurs émotions, ceci afin de flexibiliser la parole et la communication ?
 
Les thérapeutes considèrent en effet que de nombreuses maladies « mal à dit » viennent de difficulté à communiquer et il apparait évident que nous ne serions pas dans un système aussi violent et injuste si davantage de personnes avaient osé « ouvrir leur gueule ». Il n’y a pas que les glaces qui seraient alors moins chères !
 
Dans une optique de mieux-être, il conviendrait ainsi de passer d’une pseudo « bonne communication » (selon des critères imposés par je-ne-sais-quel-expert ou système-de-valeurs) à une communication naturelle ou « juste ». Quand une communication est-elle juste ?  Simplement quand j’ai l’envie ou le besoin de m’exprimer!
Ce que je dis est faux ?  Sauf à vouloir passer pour ce que je ne suis pas (un dieu omniscient) où est le problème tant que je reste ouvert à la discussion et accepte de dépasser mes erreurs ? 
Ce que je dis est bête ? La bêtise étant la chose au monde la mieux partagée, ce ne sera pas un drame et j’aurais ainsi l’opportunité d’aérer un peu mes préjugés. 
Ce que je dis ne fait pas plaisir ?  Et alors ? Qui a décrété que toute communication devait sentir le jasmin ou aller dans le sens de son interlocuteur ?  Hors méchanceté, insultes ou agressivité – à éviter autant que possible –, il existe probablement autant de bonnes raisons de parler que de mauvaises raisons de se taire (alors que l’on a quelque chose à dire):
  • celui qui parle entame une discussion et un débat, interagis, va  à la rencontre du monde.
  • celui qui parle exprime une opinion ou une idée, remue les choses.
  • celui qui parle manifeste un certain courage et notamment celui de dire tout haut ce que beaucoup pensent peut-être tout bas.
  • celui qui parle extériorise ce qui le tracasse, le touche ou le remue. Il ne garde pas en lui ce qui risque, à long terme, de s’envenimer ou de s’infecter.
  • celui qui parle ne calcule pas ce qui va se passer par la suite : il communique au présent et laisse au futur le soin d’apporter des réponses.
  • celui qui parle ne vise pas nécessairement à obtenir quelque chose de son interlocuteur et le laisse libre de sa réaction. N’est-ce pas là le plus beau des respects ?
Au contraire, celui qui ne parle pas (alors qu’il a quelque chose à dire) reflèterait plutôt un manque de courage (« je vais me faire engueuler »), de convictions (« ce que je dis est ridicule »), de confiance en lui (« qui suis-je pour parler » ?) ou un certain défaitisme (« de toute façon cela ne sert à rien »). Il ne vit pas au présent mais dans la crainte d’un possible futur, dans la peur d’un certain passé. Il vise avant tout à préserver son bien-être et son petit ego et, se faisant, progressivement affaiblit son être…
L’idée ici n’est pas de faire l’apologie de la discussion sur tout et n’importe quoi. Le silence est certainement préférable à l’habitude de « parler pour ne rien dire », de la pluie et du beau temps, des mauvaises nouvelles ou des derniers scandales people« Le trop parler n’est pas marque d’esprit » disait Thalès de Milet et celui qui n’a rien à dire ferait effectivement mieux de se taire.
Mais lorsqu’on se trouve confronté à une injustice, à une stupidité administrative ou à un abus, lorsque l’on en a marre d’être pris pour un mouton, un pigeon ou un dindon (avec ou sans farce), lorsque l’on est surpris, choqué ou simplement curieux, pourquoi devrait-on « garder sa réflexion pour soi » et continuer comme si de rien n’était ?
Autorisons-nous donc plutôt à prendre la parole et laissons à d’autres la responsabilité éventuelle de penser si c’est bien ou mal, opportun ou inopportun, agréable ou désagréable à entendre, vrai ou faux.  Ce n’est pas nécessairement la vérité que j’exprime, mais c’est ce que je pense… et si je pense – et pour autant que j’agisse en conséquence, alors je suis ![1]
Frait’airnellement, 

Fencienne & Benoît Saint Girons
Centre Oasis, Genève
 


[1] La formule de Descartes « Je pense donc je suis » serait à discuter en long et en large – notamment via l’étude du taoïsme de Lao Zi, voir www.daodejing.fr – mais il était moins question ici d’infirmer la proposition que l’être s’assimile uniquement à sa pensée ou esprit (le plus souvent empli de préjugés et images), que de se donner le droit à toute parole, le droit de s’exprimer ou de s’indigner.       

2 commentaires:

  1. Bonjour,

    Je vais suivre votre conseil et m'autoriser à prendre la parole pour réagir à ce billet.

    Je vous cite:

    Un « Excusez-moi Monsieur mais il me semble que vous êtes en train de très malhonnêtement subtiliser mon portefeuille » sera en effet bien plus courtois qu’un « Sale voleur! »…

    Je vois dans ces deux propositions le même message, seul l'emballage varie. Et franchement, je me demande si je ne préfère pas encore le "Sale voleur", qui a au moins le mérite de la franchise; car mon sens, le "il me semble que" n'est qu'un déguisement hypocrite qui ne fait pas illusion bien longtemps, puisqu'il est suivit de "VOUS êtes en train de TRES MALHONNETEMENT..." Dans les deux cas, le destinataire de ces propos ne peut que se sentir attaqué.

    Personnellement, je préfère: "Monsieur, je trouve le prix de vos glaces excessif!"

    Après, l'autre peut réagir comme il veut, accepter ou non la critique, entrer ou non en débat, se justifier ou éluder, mais en tout cas il est clair que la différence est de taille: j'ai exprimé mon avis, fermement et clairement, sans déguisement ni paraphrase, mais je n'ai parlé que de moi; en ce sens, je suis inattaquable. Cela n'empêchera probablement pas l'autre de se mettre sur sa défensive, mais le fait est que je ne m'en suis pas pris à sa personne.

    Ceci dit, vous dites avoir demandé poliment à un restaurateur français s’il ne trouvait pas que le prix de ses glaces industrielles était « un peu excessif* ». Je préfère cela aux exemple sus-cités, car au moins vous ne l'avez pas attaqué, lui.

    Ce principe du "parler au JE", j'en ai eu connaissance pour la première fois il y a de nombreuses années. J'ai mis du temps à comprendre son sens, et plus de temps encore à commencer à le mettre en pratique. Et je suis loin de l'avoir réellement intégré à ma façon de parler, à ma façon de penser, au regard que je pose sur les autres. Mais plus ça va, plus je suis d'avis que cette "règle du JE" devrait être enseignée aux enfants (et pas qu'à eux!). Je vois tous les jours les dégâts que sa méconnaissance fait dans les relations humaines, et, notamment, dans les forums de discussions sur le net.

    Dominique Python

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Bonjour Dominique,

      Je préfère aussi le "Sale voleur", l'autre formule n'étant qu'une caricature de travers des divers langages destinés à ne pas froisser l'autre. Généreuse idée mais irréaliste et pervers dans son application.

      Juste principe en effet que celui du "parler au je" même s'il ne supprimera pas toutes les susceptibilités... l'époque étant davantage dans le refus des remarques perçues comme désagréable que dans l'acceptation de points de vues différents et d'une opinion franche.

      Frat'airnellement,

      Supprimer