– « Alors là,
vous feriez mieux de garder cette réflexion pour vous ! »
Je venais de
demander poliment à un restaurateur français s’il ne trouvait pas que le
prix de ses glaces industrielles était « un peu excessif ».
Peu importe la
qualité des glaces en question, la polémique qui s’ensuivit ou les
arguments du restaurateur (en gros que tout le monde faisait la même
chose alors pourquoi pas lui ?)
Arrêtons-nous plutôt sur cette
réplique : « vous feriez mieux de garder cette réflexion pour
vous ! »
Nous savons depuis
longtemps que toute vérité n’est pas bonne à dire ou qu’il vaut mieux
parfois « fermer sa gueule ». Il existe d’innombrables cas de figure
mais l’idée principale est de ne pas heurter ou froisser son
interlocuteur dans le premier cas ; de ne pas passer pour un imbécile ou
un rustre dans le second.
Côté bien-être, on
nous parle fréquemment de "communication non violente" et du respect dû
à l’autre (Cf. un précédent édito), sans parler de
l’improbable commandement « Que ta
parole soit impeccable »
des fameux accords toltèques. Un « Excusez-moi Monsieur mais il me
semble que vous êtes en train de très malhonnêtement subtiliser mon
portefeuille » sera en effet bien plus courtois qu’un « Sale
voleur! »…
Il m’a toujours
semblé quelque peu sidérant de suggérer des règles précises de
communication alors que de plus en plus de monde semble déjà avoir du
mal à s’exprimer. L’idée de ne pas froisser l’autre est généreuse mais
dans quelle mesure suis-je
responsable de la susceptibilité de mon interlocuteur ou de ses
possibles interprétations ?
L’idée de mieux faire passer mes idées est intelligente mais dans quelle
mesure ne relève-t-elle pas alors de la manipulation, à l’instar de
toutes ces techniques pour se rendre sympathique ?
Plutôt que de
placer l’entière responsabilité sur celui qui parle, ne conviendrait-il
pas plutôt d’enseigner aux enfants et grands adultes infantiles à
prendre du recul par rapport aux mots, à accepter ce qui ne fait pas
plaisir, à mieux gérer leurs émotions, ceci afin de
flexibiliser la parole et la
communication ?
Les thérapeutes
considèrent en effet que de nombreuses maladies « mal à dit » viennent
de difficulté à communiquer et il apparait évident que
nous ne serions pas dans un système
aussi violent et injuste si davantage de personnes avaient osé « ouvrir
leur gueule ». Il n’y a pas
que les glaces qui seraient alors moins chères !
Dans une optique
de mieux-être, il conviendrait ainsi de passer d’une pseudo « bonne
communication » (selon des critères imposés par je-ne-sais-quel-expert
ou système-de-valeurs) à une
communication naturelle ou « juste ».
Quand une communication est-elle juste ? Simplement quand j’ai
l’envie ou le besoin de m’exprimer!
Ce que je dis est
faux ? Sauf à vouloir passer pour ce que je ne suis pas (un dieu
omniscient) où est le problème tant que je reste ouvert à la
discussion et accepte de dépasser mes erreurs ?
Ce que je dis est
bête ? La bêtise étant la chose au monde la mieux partagée, ce ne sera
pas un drame et j’aurais ainsi l’opportunité d’aérer un peu mes
préjugés.
Ce que je dis ne
fait pas plaisir ? Et alors ? Qui a décrété que toute communication
devait sentir le jasmin ou aller dans le sens de son interlocuteur ?
Hors méchanceté, insultes ou agressivité – à éviter autant que possible
–, il existe probablement
autant de bonnes raisons de parler que de mauvaises raisons de se
taire (alors que l’on a quelque chose à dire):
-
celui qui parle entame une discussion et un débat, interagis, va à la rencontre du monde.
-
celui qui parle exprime une opinion ou une idée, remue les choses.
-
celui qui parle manifeste un certain courage et notamment celui de dire tout haut ce que beaucoup pensent peut-être tout bas.
-
celui qui parle extériorise ce qui le tracasse, le touche ou le remue. Il ne garde pas en lui ce qui risque, à long terme, de s’envenimer ou de s’infecter.
-
celui qui parle ne calcule pas ce qui va se passer par la suite : il communique au présent et laisse au futur le soin d’apporter des réponses.
-
celui qui parle ne vise pas nécessairement à obtenir quelque chose de son interlocuteur et le laisse libre de sa réaction. N’est-ce pas là le plus beau des respects ?
Au contraire,
celui qui ne parle pas (alors qu’il a quelque chose à dire) reflèterait
plutôt un manque de courage (« je vais me faire engueuler »),
de convictions (« ce que je dis est ridicule »), de confiance en lui
(« qui suis-je pour parler » ?) ou un certain défaitisme (« de toute
façon cela ne sert à rien »). Il ne vit pas au présent mais dans la
crainte d’un possible futur, dans la peur d’un certain passé.
Il vise avant tout à préserver son
bien-être et son petit ego et, se faisant, progressivement affaiblit son
être…
L’idée ici n’est
pas de faire l’apologie de la discussion sur tout et n’importe quoi. Le
silence est certainement préférable à l’habitude de « parler pour ne
rien dire », de la pluie et du beau temps, des mauvaises nouvelles
ou des derniers scandales people. « Le trop parler
n’est pas marque d’esprit » disait Thalès de Milet et
celui qui n’a rien à dire ferait
effectivement mieux de se taire.
Mais lorsqu’on se
trouve confronté à une injustice, à une stupidité administrative ou à un
abus, lorsque l’on en a marre d’être pris pour un mouton, un pigeon ou
un dindon (avec ou sans farce), lorsque l’on est surpris, choqué ou
simplement curieux, pourquoi devrait-on « garder sa réflexion pour soi »
et continuer comme si de rien n’était ?
Autorisons-nous
donc plutôt à prendre la parole
et laissons à d’autres la responsabilité éventuelle de penser si c’est
bien ou mal, opportun ou inopportun, agréable ou désagréable à entendre,
vrai ou faux. Ce n’est pas nécessairement la vérité que j’exprime, mais
c’est ce que je pense… et si je pense – et pour autant que j’agisse en
conséquence, alors je suis ![1]
Frait’airnellement,
Fencienne & Benoît Saint Girons
Centre Oasis, Genève
[1]
La formule de Descartes « Je pense donc je suis » serait
à discuter en long et en large – notamment via l’étude du
taoïsme de Lao Zi, voir
www.daodejing.fr – mais il était moins
question ici d’infirmer la proposition que l’être s’assimile
uniquement à sa pensée ou esprit (le plus souvent empli de
préjugés et images), que de se donner le droit à toute parole,
le droit de s’exprimer ou de s’indigner.